L’autrice coréenne Han Kang est la nouvelle prix Nobel de littérature.
Son œuvre a été saluée par le jury du prix Nobel pour « l’intensité de sa prose poétique qui affronte les traumatismes historiques et expose la fragilité de la vie humaine. Elle cultive une exceptionnelle conscience des liens unissant l'âme et le corps, la vie et la mort. Son style poétique expérimental s'est imposé comme une innovation dans la prose contemporaine ».
Plus qu’expérimentale, sa prose est d’une poésie envoûtante. C’est cette écriture, ce style qui mêlent habilement le passé, le présent, le rêve et la réalité, les corps et les âmes, les faits historiques et politiques, qui séduisent chez cette autrice qui fait montre d’une extrême sensibilité qui nous touche profondément et durablement.
Le roman « impossibles adieux » se déroule dans l’île sud-coréenne de Jéju où a eu lieu un massacre qui a ensanglanté l’île en 1948. La mère d’Inseon était une des survivantes hantée par les souvenirs de ses chers disparus. Un profond lien d’amitié lie la narratrice Gyeongha à Inseon qui vit sur l’île. La compilation des témoignages, des archives va les amener à se retrouver au sein de la mémoire traumatique qui habite ces lieux.
La neige, de sa présence ouatée, accompagne le récit, c’est le lien onirique entre les personnages et l’Histoire.
Extraits :
« Il m’arrivait de venir sur cette rive avec ma mère »
Je suis la direction du regard d’Inseon. Je ne vois que les ténèbres, une mer d’encre.Il est impossible de distinguer la rivière de la rive.
Ma mère m’a raconté l’histoire des flocons de neige.
Lorsqu’elle était petite, l’armée et la police avait tué tous les habitants de son village. Elle et sa sœur de dix-sept ans étaient absentes. Quand elles étaient revenues au village, elles avaient erré dans la cour de l’école pour retrouver les corps de leur père, de leur mère, de leur grand frère et de leur petite sœur. Tandis qu’elles examinaient les gisants épars, elles avaient remarqué que la neige tombée durant la nuit avait recouvert d’une fine pellicule de glace les visages des morts. Comme cela rendait difficile l’identification des corps, sa sœur, sans oser le faire à mains nues, s’était mise à essuyer les visages avec son mouchoir. « je vais le faire et toi regarde bien attentivement » avait dit ma tante à ma mère. » Elle disait cela pour épargner à sa petite sœur la douleur de toucher les visages des défunts.
Elle ne m’a jamais raconté ensuite comment les jeunes sœurs étaient parvenues à retrouver les corps des membres de leur famille, ni comment elles les avaient enterrées, ni avec quelle sorte de persévérance et de chance, elles avaient survécu. Elle m’a juste raconté la neige. Comme si les flocons qui ne fondaient pas, tels qu’elle les avaient vus dans une vie lointaine, qu’elle avait revus dans son rêve récent, étaient l’axe logique et absolu de son existence.
Ma mère a ajouté : chaque fois qu’il neige, tout me revient. J’ai beau essayé de ne plus y penser, cette chose ressurgit sans arrêt. Alors, cette nuit-là quand tu es venue dans mon rêve, le visage couvert de neige blanche...dès que j’ai ouvert les yeux, à l’aube, j’ai pensé que mon bébé était mort. Mon Dieu, j’ai cru que tu étais morte...
Le visage d’Inseon revient vers moi. La neige qui monte jusqu’à ses épaules reflète la lumière de la bougie comme une plaque d’argent, la lumière semble s’échapper de l’intérieur de ses joues pâles.
Il n’y a toujours pas de vent. Les flocons tombent si lentement qu’ils paraissent liés les uns aux autres dans le vide, motifs innombrables d’un voilage.
.... Chaque flocon qui se pose sur l’asphalte semble hésiter un instant. …. Comme le lamento de quelqu’un qui aurait l’habitude de terminer ainsi ses conversations, comme une musique qui approche de son terme et du silence, comme l’extrémité des doigts qui se baissent au lieu de se poser sur l’épaule d’une personne, les flocons entrent en contact avec l’asphalte noir et humide, où ils s’évanouissent sans laisser de trace.
Ce flocon n’est pas froid au moment où il se pose. Il touche à peine ma peau. Je ne ressens qu’une infime pression et une grande douceur quand les cristaux de glace se brouillent. La glace se rétracte. La blancheur s’estompe et le flocon se change en eau, qui glisse sur ma main. Comme si la peau avait absorbé cette lumière blanche pour ne laisser que des particules d’eau...
L'eau ne disparaît jamais, elle circule.
Dans ce cas, il n'est pas impossible que les flocons qu'lnseon a reçus dans son enfance soient ceux qui tombent à présent sur mon visage.
Dans le même flux, me viennent à l'esprit les visages des morts que la mère d'lnseon avait vus.
Je relâche alors mes bras autour de mes genoux. J'enlève la neige sur mon nez et mes paupières.
Il n'est pas impossible que la neige sur leur visage soit la même que celle qui se trouve à présent sur ma main.
Portée par la chaleur qui progresse comme une onde dans mon corps, j’oscille entre pensée et songe.
Il n’y a pas que l’eau qui circule, mais le vent et les courants de la mer.
Il n’y a pas que les flocons de neige issus des eaux de l’île, mais d’autres flocons qui se sont formés loin d’ici, ailleurs, il y a longtemps, avant de revenir se combiner dans ces nuages.
Quand, à cinq ans, j’ai tendu les mains à la première neige,
quand, à trente ans, j’ai été prise dans une averse alors que je me promenais à vélo le long d’une rivière, à Séoul,
Quand, il y a soixante ans, les visages de centaines d’enfants, de femmes et de personnes âgées étaient recouverts de neige dans la cour d’une école de Jeju,
Quand l’eau boueuse montait furieusement, envahissant un poulailler où poules et poussins battaient des ailes, et que les gouttes de pluie rebondissaient sur la pompe brillante en laiton,
il n’est pas impossible que ces gouttes d’eau, ces cristaux qui se fractionnaient, ces fines couches de glace imprégnées de sang soient les mêmes,
il n’est pas impossible que la neige qui tombe maintenant sur mon corps soit la même. "
(Présentation : Simone Delorme)