2. Son regard sur les peuples du Sud :
En quittant Genève et en s'enfonçant de plus en plus au coeur du Sahara, Isabelle Eberhardt va rompre définitivement avec l'Occident matérialiste et colonisateur. Elle va découvrir ces peuples du Sud qui seront les héros de ses écrits. Au contact de la population indigène, elle observe les gens, pose sur eux un regard d'une intense acuité, sans exotisme, sans recherche du pittoresque, avec une liberté exceptionnelle, pour parler surtout de leurs souffrances et de l'injustice dont ils sont victimes, pour en faire des portraits d'un naturel et d'une authenticité exceptionnels.
Il faut lire l'évocation de Mériéna, cette vieille femme devenue folle après la mort de son enfant, qui erre de village en village, qui vit de la charité des autres et que les tirailleurs obligent à danser le soir. Isabelle Eberhardt s'est particulièrement intéressée aux femmes, surtout quand elles sont brimées et désespérées : les esclaves, les femmes enfermées, les prostituées, les femmes sans âge qui attendent les soldats "que les soirs de chaleur et de malaise, les soirs de rut sauvage, jettent sur (leur) pauvre corps dolent". Elle a su aussi évoquer la beauté des femmes, sensuelles et coquettes, qui savent jouer des jeux amoureux quand elles viennent chercher de l'eau à la fontaine, dans l'illumination du soleil couchant qui fait miroiter les couleurs de leurs voiles.
Elle nous fait partager sa profonde sympathie pour un mystique illuminé dont elle évoque la vie de reclus dans une grotte et qui cherche dans l'extase "la satisfaction de cet impérieux besoin d'éternité qui sommeille au fond de toutes les âmes".
On devine qu'elle a partagé des moments intenses avec les fumeurs de kif qu'elle appelle "les dévots de la fumée hallucinante". "Ce sont, dit-elle, des épicuriens, des voluptueux, peut-être des sages qui savent distinguer des horizons charmeurs, édifier des cités merveilleuses où est le bonheur".
On sent qu'elle est en empathie avec ces peuples du Sud, des déracinés, des légionnaires, des nomades résignés à leur sort, des tribus rebelles. Ces êtres rejetés par la société colonisatrice sont les héros de ses nouvelles; elle les suit dans leur vie, dans leur destin vers la mort, dans leur chemin vers Dieu.
Car Isabelle Eberhardt sait dépasser les apparences, les côtés ténébreux des êtres, pour trouver chez eux ce qu'elle appelle l'essentiel, ce côté divin qu'elle pense être un reflet de Dieu chez tous les êtres.
3. La quête spirituelle :
Les musulmans, Isabelle Eberhardt va non seulement prendre fait et cause pour eux contre les colonisateurs, mais elle va également les rejoindre dans son engagement spirituel. Elle va trouver dans le désert sa vérité, donner un sens à sa vie.
Déjà dans les premiers mois de son périple, on sent qu'elle se laisse envahir , écrit Jean-René Huleu, par "cette sensation d'isolement, d'immuabilité dans l'immensité du décor saharien", une atmosphère qui fait naître le rêve "en une dispersion délicieuse de l'être".
A Kenadsa où Isabelle Eberhardt s'installe, on sent qu'elle perd peu à peu la notion de l'extérieur, de l'agitation des passions, pour se laisser aller à l'immobilité ambiante: immobilité des choses dans le désert où "tout est blanc et apaisé", mais aussi celle des gens aux gestes lents, graves et silencieux: : "Il en est ainsi sur les routes désertes du Sud, de longues heures sans tristesse, sans ennui, vagues et reposantes, où l'on peut vivre de silence"
Et sa quête d'elle-même va s'intensifier dans la chaleur du Sud saharien. Elle va recevoir la révélation de l'islam comme une explosion en elle : "Je sentis une exaltation sans nom emporter mon âme vers les régions ignorées de l'extase". Elle est fascinée par l'islam et n'a de cesse d'approfondir cette révélation jusqu'à s'engager dans un profond mysticisme. Isabelle Eberhardt va faire une expérience intérieure dans la "zaouïa" de Kenadsa, confrérie où elle est reçue en tant que "taleb", c'est-à-dire étudiant, plus précisément "demandeur de savoir " ou "voyageur en quête de sens". Elle va y trouver ce vieil islam qui la fascine et qui va la conduire vers une forme de dépouillement et de contemplation et même d'anéantissement qu'elle recherche. Jean-René Huleu nous explique :"L'apaisement des désirs, la vie humble, le pèlerinage dans les profondeurs de l'être, la rapprochent de ce rêve d'islam pur, de vieil islam qu'elle chérit depuis si longtemps". Isabelle Eberhardt elle-même a écrit : "Je goûtais dans l'âpreté splendide du décor, la résignation, le rêve très vague, l'insouciance profonde des choses de la vie et de la mort".
Elle est certainement initiée par les plus inspirés des musulmans, les mystiques soufis qui ont dû lui montrer la voie d'initiation à une mystique métaphysique et une méthode de réalisation spirituelle. Arrivé à ce niveau de connaissance et de pratique religieuse, l'initié devient "marabout" et pour Isabelle Eberhardt la question maraboutique s'est certainement posée. Elle est devenue celle qui a certains pouvoirs surnaturels, celle qui fait des rêves prémonitoires, des rêves d'anéantissement dans le "paradis des eaux".
Nous ne savons pas grand chose de cette expérience qu'elle gardait secrète, car sans doute n'a -t-elle pas eu le temps de briser le silence sur ce qu'elle a vécu. Rappelons simplement qu'elle est morte à l'âge de vingt sept ans, emportée par un oued en crue et qu'elle avait vécu, quelque temps auparavant, dans un moment de délire dû à la fièvre, l'anéantissement de son corps dans les eaux et l'envol de son esprit.
La rencontre avec Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu
La vie d'Isabelle Eberhardt : Quelques repères.
Trois aspects essentiels de la vie d''Isabelle:
Le jeu du "je"- Son regard sur les êtres - Sa quête spirituelle
Quelques extraits de l'oeuvre d'Isabelle Eberhardt