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        1. Un metteur en scène d’aujourd’hui : Gislaine Drahy.  
        2. Le théâtre : état des lieux selon Gislaine Drahy  
        3. Un incontournable du théâtre contemporain : Jean-Luc Lagarce  
        4. "Les serviteurs" : une création du théâtre La Passerelle  
          
       
      Une pièce créée au théâtre La passerelle à Gap par Gislaine Drahy 
      
        Littera : Passons aux « Serviteurs ». Ce sont d’abord des gens qui semblent ne plus   	devoir exister, qui ne représentent plus rien, qui n’ont plus de désir… Mais   	qu’étaient-ils avant d’être dans ce huis clos ? Avaient-ils un projet ?  
        
          Gislaine Drahy : Ils n’avaient pas un projet, ils avaient une fonction : une cuisinière,   		un chauffeur, un valet de chambre, une femme de chambre, une deuxième   		femme de chambre (elle a déjà un titre avant même d’avoir une réelle   		fonction), une fille de cuisine. Ces gens étaient des fonctions. Et il   		se trouve que la mort probable, possible, présumée de Madame et Monsieur   		rend totalement vaine, inutile leur fonction. Ce sont des gens qui ne   		servent plus, mis au rebut. Quand on est avant tout une fonction, que   		peut-on devenir d’autre ? Cette question nous est posée ici et tout   		autour de nous. Exemple : quelqu’un est employé depuis trente cinq ans   		dans une usine textile, du jour au lendemain on lui dit : vous n’êtes   		plus utile, vous ne servez plus à rien, que peut-il devenir d’autre ? La   		reconversion professionnelle n’est pas toujours possible et fait peur à   		tout le monde. Car on touche à  une question d’identité . La fonction    		que nous occupons dans la société ne fait-elle pas office largement   		d’identité ? N’est-elle pas un versant énorme de notre intimité ?  
         
        Littera : Le texte est donc à prendre au premier degré ?   
        
          Gislaine Drahy :  		Tout est   		à prendre au premier degré et ensuite tout premier degré est une   		métaphore. C’est ça l’espace littéraire ou l’espace théâtral : toutes   		les choses qu’on prend tout à fait au premier degré deviennent du coup   		la métaphore possible d’autres choses, d’autres niveaux. Mais oui, c’est   		à prendre au premier degré ; nous, nous l’avons pris au premier degré.  
         
        Littera :  Mais   	après sur scène, les personnages jouent des rôles et reprennent vie ?  
        
          Gislaine Drahy : Absolument.  Que propose Jean-Luc Lagarce ? Ces six personnes se   		réunissent la nuit, dans la cuisine, pour inventer ou réinventer leur   		vie, pour passer de la vie réelle qui peut-être n’existe même plus à une   		vie fantasmée et dans laquelle les questions peuvent enfin se poser.  
         
        Littera : Mais où ils reproduisent leur vie réelle, avec la hiérarchie ?  
        
          Gislaine Drahy : Oui,   		bien sûr.  
         
        
          
             
            
            
              
                 
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                    Littera : C’est pour cela qu’on se demandait si, avant d’entrer   						dans leur fonction, ils avaient des désirs, qu’ils   						n’avaient pas pu réaliser.  
                    
                      Gislaine   							Drahy : Là-dessus Jean-Luc Lagarce ne nous dit rien ; il ne   							nous dit strictement que la fonction ; pas de nom,   							pas de prénom… 
                     
                  Littera :  Quelquefois on rentre à l’usine par obligation, selon   						les aléas de la vie, mais on a quelque chose d’enfoui...  
                  
                      Gislaine   							Drahy : Dans la pièce en tout cas ils n'ont pas d'autre   							passé. Pas d’autre explication à chercher à leur   							manque de liberté. 
                     
                  Littera : Ils sont laminés par cette fonction. 
                  
                      Gislaine   							Drahy : Oui, ils ont pris le pli, ils reproduisent ce qu’ils   							ont connu, la hiérarchie par ex , un peu comme on   							dit que les enfants maltraités maltraitent à leur tour.   							C’est cette reproduction infernale de la   							destruction. 
                      
                      
                   
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                Liliane David et Hugues Dangréaux - Répétition   	de "Les serviteurs" à La passerelle à Gap, oct. 2005 
      
        Littera :  Leurs   	velléités de révolte ne vont  jamais très loin. La première femme de chambre   	veut partir ailleurs mais pour reproduire ce qu’elle vit là.  
        
          Gislaine Drahy : C’est par là que la pièce échappe à la lecture de Genet (1). Cette histoire du   		départ est terrible. Quand on a commencé à travailler sur ce texte, on   		s’est rendu compte que la scène six nous atteignait très profondément.   		C’est le moment où imaginant leur départ, les Serviteurs sont sommés   		d’imaginer une alternative, un ailleurs,  mais l’ailleurs n’existe pas.   		Est-on capable d’inventer un nouveau monde ? Quelles sont nos   		aspirations réelles? Sont-elles vraiment différentes ? 
         
        Littera : Et puis   	il y a les regrets. Le chauffeur  dit à un moment : on aurait pu tout   	casser, tout piller… mais on ne l’a pas fait. Qu’auraient-ils pu faire ?  
        
          Gislaine Drahy : Se révolter, faire la révolution ? Quand il dit nous n’allions pas   		danser la carmagnole sur leurs corps encore chauds, c’est bien cette   		idée de la révolution. Mais justement c’est aussi une pièce (bizarrement   		elle a été écrite en 1981) qui fait le deuil de toutes nos illusions   		révolutionnaires.  
         
        Littera : Nos espérances de 1981 ! Quelle lucidité ! Était-ce   	la fin des utopies ?  
        
          Gislaine Drahy : Voilà, la fin du siècle coïncidait avec la fin de toutes les utopies ;   		les totalitarismes nous avaient mis devant la réalité terrifiante des   		utopies cherchant à s’incarner dans des systèmes politiques. 
         
        Littera : Tout à l’heure, vous avez parlé de tragédie antique ; n’y a-t-il pas dans   	cette pièce le Fatum antique ?  
        
          Gislaine Drahy : C’est   		sûr. D’abord il y a une langue magnifique et cette langue magnifique   		ramène à une dimension cosmique de notre « être au monde » ; et parce   		que sous la trame sociale, politique, se profile une dimension plus   		intime, existentielle,  cette idée du destin, terrible, a maille à   		partir avec ce qu’on appelle la condition humaine. Les personnages, et   		ça se mêle avec la joie d’ exister, sont confrontés à quelque chose à   		quoi ils ne peuvent pas échapper. 
         
        Littera : Ce qui enlève toute liberté ? 
        
          Gislaine Drahy : Toute liberté ou presque. Ils gardent quand même celle de continuer à   		s’interroger, à parler, à jouer. Le décor aussi rappelle la tragédie antique : Madame et   		Monsieur résident là-haut, c’est  la place des dieux. On s’adresse   		à eux comme on s’adresse aux dieux pour leur demander : pourquoi   		avez-vous fait ça de nous ?               
         
        Littera : Il y a aussi une très grande solitude.  
        
          Gislaine Drahy : Oui, ils sont seuls. Ils sont enfermés ensemble mais ils ne se sont pas   		choisis, donc ils sont seuls et ensemble. 
         
        Littera :  Mais   	ne souhaitent-ils pas faire une famille ?   	   
        
          Gislaine Drahy : La   		cuisinière dit : nous devions fonder une famille. Nous sommes à   		l’irréel du passé, la famille c’est une illusion; la solitude de chacun   		est plus grande, il n’y a pas d’utopie, pas de possibilité d’une réelle   		communauté. Chaque fois qu’on a travaillé sur ce texte de la Cuisinière,   		on a pensé aux ouvriers de Lip : cet espoir de continuer à travailler,   		seuls, en « fondant une famille », sans les maîtres.    
         
        Littera : Les derniers mots sont : "Ils restent des serviteurs mais   					des serviteurs de la pourriture." Expliquez-nous cette fin.  
        
          
            
              
                  
                    
                      Gislaine Drahy : C’est   						écrit comme une vraie question. Cette fin-là me touche   						infiniment justement parce que c’est une question. Il   						est dit que « peut-être » Madame et Monsieur sont morts   						depuis très longtemps, à l’étage il n’y a donc plus que   						de la pourriture et  les serviteurs sont peut-être   						les serviteurs de cette pourriture.  C’est à prendre   						d’abord au premier degré : à l’étage il y a peut-être   						les cadavres des maîtres dont on ne peut pas se   						débarrasser. Jean-Luc Lagarce  aimait beaucoup Ionesco :   						dans Ionesco, beaucoup de cadavres n’arrêtent pas de   						grandir ; les cadavres de Madame et Monsieur sont   						peut-être en train de pourrir réellement et d’envahir   						nos existences. 
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            Emma Mathoulin   			-  
            Répétition de "Les serviteurs" à La   			passerelle à Gap, oct. 2005 
           
         
        Littera : Mais   	il y a une dimension métaphorique ?  
        
          Gislaine Drahy :  Oui,   		elle est très lisible. La question est : l’ordre qu’on sert, la société    		(et encore une fois est-ce que les jeunes de banlieue pensent autre   		chose que ça ? ) n’est-elle qu’une immense pourriture ?  Et vivre dans   		cette société, c’est participer de cette pourriture ?                
                          		   Il   		y a la question politique, de nos gouvernants plus ou moins fantoches,   		comme Madame et Monsieur, mais, derrière, il y a une autre question plus   		complexe, celle du service. Quand on est au service, on est dans une   		relation de non-réciprocité. Je suis au service de quelqu’un à qui je me   		voue et ce quelqu’un ne me doit rien en échange, si ce n’est   		éventuellement protection et salaire. C’est toute l’énigme des rapports   		de classes, . Et si on parlait d’être non pas au service de quelqu’un   		mais de quelque chose ? Si c’était d’une valeur, d’un idéal ? Le théâtre   		par ex ? Ou l’idée du théâtre ? Je suis au service d’une idée, d’un   		désir, de quelque chose qui me dépasse, qui est plus grand que moi et du   		coup je suis dans cette relation de non-réciprocité. C’est moi qui   		désire le théâtre, ce n’est pas le théâtre qui me désire. Cette   		relation, qu’est-ce qu’on en fait ? Est-ce qu’aujourd’hui on n’est pas   		souvent tenté de dénigrer en nous-mêmes ce qui ne nous valide pas en   		retour immédiatement, qui ne nous dit pas oui bravo, merci … Cette   		ingratitude du travail, est-ce qu’on est capable de l’accepter et   		comment ?  J’aime bien que la question reste totalement ouverte. 
                           Jean-Luc Lagarce  ne   dit pas : les serviteurs sont au   		service de la pourriture, il dit : peut-être que ….peut-être que…   		peut-être que… on ne sait pas. Et toutes ces questions, on peut les   		prendre dans tous les sens et essayer de comprendre quelle place nous   		donnons à ce qui est plus grand que nous, à ce qui est le fondement même   		de nos vies.   
                              		Tout ceci  m’apparaît chaque jour un peu plus, grâce au dispositif   		de la mise en scène : cet étage qui écrase est aussi un puits de   		lumière… on attend d’être sauvé par ça . Cette dimension de ce qui   		n’existe plus et qui nous dépasse et nous rattache à quelque chose   		d’autre que nous-mêmes… la dimension de l’espoir,  la possibilité   		de l’amour  …  
         
        Littera : Revenons quelques instants sur la scène de La passerelle, la scène des   	couteaux ?  
        
          Gislaine Drahy :  C’est une lutte pour la   		survie. Idée de meurtre, les couteaux. Ce qui nous a intéressés c’est de   		fabriquer une cérémonie qui n’a aucun sens sinon de vider toute   		velléité… comme si l’on répétait inlassablement le meurtre qu’on   		voudrait accomplir ou avoir accompli, un meurtre impossible. Car à tout   		instant on est capable de lever le couteau contre son semblable,  mais   		quant à monter à l’Étage… 
         
        Littera : Pourquoi le valet arrive-t-il les yeux bandés ?    
        
          Gislaine Drahy : Il n'y a jamais de réponse qui   		justifie un choix comme celui-ci. C’est une intuition, une proposition…   		ça part d’un exercice. Quand on ne voit pas, on parle différemment parce   		qu’on est sans repère…  On nous dit que le valet aime marcher dans   		le noir. Très bien. Et puis, ça s’est imposé comme une  métaphore   		de la relation à l’autre. Jouer à colin - maillard, c’est chercher les   		autres qui se dérobent à votre prise, c’est donc être dans le désir de   		l’autre,  un désir qui n’est jamais satisfait. A partir de là, tout le   		champ de la perversion s’ouvrait. Les serviteurs qui, pour se venger de   		leurs maîtres, jouent dans le noir jouent à des jeux pervers. Perversion   		qu’ils ont bien souvent apprise, à leurs dépens, des maîtres. L’idée du   		service et celle de la perversion sont très intimement liées. Il suffit   		d’observer nos hommes politiques…  
         
        Littera :  	  	Ne   	dévoilons pas plus avant les trouvailles de votre mise en scène. Simplement,   	avez-vous quelque chose à ajouter pour conclure?  
        
          Gislaine Drahy : Oui, Je veux insister sur l’écriture. Il y a dans Jean-Luc Lagarce un   		mouvement de la langue qui est lié au mouvement de la pensée, on l’a dit   		tout à l’heure. Mais on pourrait dire aussi que c’est lié à un mouvement   		de l’inconscient et du désir. Il y a presque une sexualité de cette   		langue. Et donc une force vitale,  une force à la fois   		de vie et de destruction. Chez tout grand écrivain, il y a cette dimension   		d’une langue qui à la fois détruit et crée. On ne peut pas créer sans   		détruire.  
          (1) « Les bonnes » de Genet 
           
                            
                            
         
           
       
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