Ce que Gila Lustiger a voulu raconter dans ce qu'elle a appelé un   	roman (ce qui lui a permis de réinventer la vérité quelquefois), c'est   	l'histoire de sa famille qui se confond avec la Grande Histoire, puisque ses   	grands parents sont des Juifs polonais qui ont vécu la création de l'état   	d'Israël, puisque son père a été déporté à Auschwitz , puisque sa mère vit à   	Tel-Aviv...
       Ce que l'auteur na pas voulu faire, c'est   	raconter d'une façon chronologique la vie de sa famille en suivant les   	événements historiques. Elle a bâti une sorte de chronique : à partir de   	photos jaunies trouvées au fond d'un tiroir, d'objets  témoins de   	souvenirs familiaux (un presse-papier rapporté par sa grand-mère de Pologne,   	une poupée ...), de coupures de journaux, de livres découverts dans la   	bibliothèque de son père ou trouvés par hasard dans une librairie, d'une   	longue soirée passée avec une amie, elle a laissé jaillir les souvenirs, en   	désordre, passant d'un personnage à un autre, d'un événement à un autre.   	Elle évoque bien sûr des événements historiques : par ex. la création de   	l'État d'Israël, l'épopée de l'Exodus, les ghettos polonais, la libération   	des camps... Mais son travail de mémoire porte essentiellement sur les   	souvenirs qui évoquent la vie quotidienne et banale des membres de sa   	famille, ses grands-parents, sa mère, sa soeur,  ou sa vie à elle, son   	enfance, sa jeunesse.
       Le personnage le plus important, c'est son   	père. Le premier chapitre lui est entièrement consacré, autour d'un souvenir   	obsédant : alors qu'elle était enfant, elle voyait son père qui passait tout   	son temps à lire des journaux et à découper des articles. C'est par les   	livres qu'elle engloutit les uns après les autres, qu'elle va peu à peu   	apprendre l'ignominie de ce qui s'est passé, car son père ne lui a jamais   	rien dit pour, dit-il, l'épargner. Et ce n'est qu'à 32 ans qu'elle va   	apprendre le calvaire vécu par son père qui, à l'âge de 15 ans, a été   	déporté en Silésie dans plusieurs camps dont Auschwitz. C'est un livre   	trouvé par hasard dans une librairie parisienne qui va lui faire découvrir   	la vérité.
        
              Tout le livre est ainsi fait d'un   	mélange de passé et de présent. Gila prend conscience de l'Holocauste mais   	va  refuser d'en porter le poids. Elle refuse de faire de sa vie une   	vie figée dans la tristesse et la douleur à cause de ce qui s'est passé. 
      "Le fait est que nous, les   	générations de l'après, nous sommes hantés par la peur de nous montrer   	indignes, d'être les dernières des lavettes, si nous étalons nos soucis et   	nos désirs. Nous croyons assumer l'héritage des rescapés et des assassinés   	en nous pliant au quotidien, si stupide soit-il.
       Que sont les soucis du quotidien et   	quelques désirs face à Auschwitz? Déplacés. Indécents. Ridicules.   	Insignifiants comme nos propres vies. Quand on pense à la mort à Auschwitz,   	le bonheur est le comble de la folie, l'amour une obscénité, l'envie de   	vivre une bassesse. Alors on se tient en retrait, sans douleur, sans envie,   	et on se contente du strict nécessaire : manger et travailler, travailler et   	manger, et puis dormir, procréer et mourir. C'est comme une pétrification   	collective, des neiges éternelles, une ère glaciaire....
      ...Aujourd'hui encore, les Juifs sont le corps   	éteint de la nation. Aucun de nous n'est parvenu à se délivrer de cette   	prison glacée, à prendre sa propre vie en main et à lui donner la forme   	qu'il souhaitait. Tout au plus réalisons-nous quelques projets, comme en   	contrebande, et nous redressons-nous mollement pour les accomplir, et   	allons-nous mollement notre chemin jusqu'à ce que tout soit miné par le   	quotidien, puis nous laissons tout tomber, la tête haute. La tête haute,   	nous avons pris racine dans le malheur. La tête haute, nous sommes voués au   	malheur. La tête haute, nous sommes le peuple élu".
                 Ce qu'elle refuse, c'est   	d'être considérée comme "le rejeton d'une famille anéantie". Elle est un   	être à part entière, avec une individualité, avec une vie bien à elle qui   	peut déboucher sur le bonheur. Cette vie ne peut pas s'expliquer que par   	"l'histoire des souffrances de sa famille et de son peuple". Et   	quand un professeur veut lui faire endosser le rôle de "fille de survivant",   	elle refuse violemment : 
        "Je ne voulais pas de ce rôle. Je   	n'étais pas responsable du passé. Ni de sa transmission. Ni du peuple juif.   	Ni du renversement de l'ordre politique en place. Ma révolte, à supposer que   	j'en aie une, n'était jamais qu'une révolte privée. L'idée d'un possible   	changement n'avait jamais concerné que moi. Moi et mes propres légendes et   	mensonges. Moi et mes copines. Moi et mon corps. Moi et mes parents. J'étais   	séparée des autres par une ligne de démarcation que je n'avais jamais   	franchie, pas même en pensée. Pourquoi en aurais-je ressenti le besoin? Mon   	monde n'était-il pas grand ? N'avais-je pas assez à faire avec moi-même ? Ne   	me perdais-je pas comme tout le monde, dans les labyrinthes de mes désirs et   	de mes angoisses ? Et pourtant rien de tout cela n'avait empêché cet   	incorrigible redresseur de torts de me fixer un objectif : je devais, par ma   	seule présence, éveiller la conscience de mes camarades de classe. Je devais   	les convertir, les instruire et les gagner à la cause. Mais je n'étais pas   	un bon symbole. Je n'étais pas faite pour cette tâche, et je n'éduquerais   	pas mes camarades".
          De la même   	façon, elle n'accepte pas que son père soit regardé comme seulement "un   	survivant" : "Cela faisait des décennies entières qu'on l'appelait ainsi,   	survivant". Elle sait maintenant que cette image est fausse et même   	grotesque :
    "Jamais mon père n'a été un survivant. Même à Auschwitz,   	Buchenwald et Langenstein, il n'a jamais cessé de vivre, de souffrir, de   	respirer et d'espérer. Jamais il ne s'est laissé réduire à quelque chose   	d'aussi absurde que le rendement, les peines, les rations de pain et la   	capacité de survie. Jamais mon père n'a été un survivant. Soupirant de   	plaisir devant une étagère de livres bien garnie - vivant. Regardant le   	temps qu'il fait depuis la table de la cuisine - vivant. Debout, devant un   	kiosque à journaux - vivant. Assis dans un café devant un chocolat chaud -   	vivant. Réveillé et rêveur dans son lit - vivant. Se faufilant entre deux   	voitures - vivant. Avec le front et le nez qui brillent, juste cela et rien   	d'autre : vivant, un homme comme tous les autres, unique, important et   	grand."
              Et c'est là bien sûr que le   	titre de ce livre prend tout son sens : " Nous sommes".
        (Présentation : Anne-Marie Smith)