Qu'est-ce que tu fais dans la vie, toi ? 
          Je suis  écrivain
          Ecrivain !  ça tombe bien … Tu me donnes ce que je te demande et toi après tu pourras  m’avoir dans tous les sens que tu voudras
          C’est une prostituée de La Grand-Rue de Port-au-Prince qui conclut ce  marché avec un de ses clients. Moi, je  raconte. Toi, l’écrivain, tu écris. Tu transformes.
          
            Port-au-Prince, la ville-décombres, déchiquetée, saturée de  morts connus, inconnus, synthétisés, dessinant toutes sortes de figures  géométriques. Ce qu’elle veut, c’est que soit racontée l’histoire de toutes les autres putains disparues dans  « cette chose »… pour les rendre vivantes, immortelles. « Cette  chose » , c’est bien sûr le tremblement de terre du 12 janvier 2010  qui a dévasté la ville.
            Et celle dont l’écrivain devra parler surtout, c’est la  petite, arrivée au bordel alors qu’elle n’avait que douze ans. C’est le seul moyen pour moi de me racheter  pour lui avoir offert une place sur le radeau de mes dérives. Elle est  morte sous les décombres après avoir attendu les secours pendant douze jours  interminables. C’est Shakira qu’elle avait prise sous son aile, la petite qui  s’était révoltée contre sa bigote de mère, une mère qu’elle disait détester  mais qui en fait l’aimait profondément. Elle avait appris le métier à la petite  : On est de l’ordre du mirage et de  l’insignifiance. Ton corps c’est ton unique instrument, petite… Elle ne mit pas  longtemps apprendre à se vendre du moment où elle a su qu’une vraie pute ne  regarde jamais en arrière, s’assume complètement.
            
             Shakira aimait les livres d’un amour  fou : ces objets qui prennent peu de  place dans la maison, mais beaucoup à l’intérieur de soi, dans son cœur, qui  font jaillir la lumière dans le coin le plus reculé, le plus sombre de  soi-même. Je lui disais que la littérature n'était pas une chose pour des gens  comme nous, pour les putes. de laisser ça à ceux qui n'ont rien à faire. Les  bienheureux. Les ayants droit. Peut-être que j'avais tort. 
            
            Elle avait  appris le jour même du drame que la petite avait mis un peu d’argent de côté  pour partir à la recherche d’un trésor ; et ce trésor était son fils, un  fils quelque part, abandonné, dans  l’immense marécage qu’est le monde
            
            D'autres prostituées sont évoquées pour leur donner, dit la narratrice,  une gratification : Fedna-la-pipeuse, dont le surnom venait de ses prestations, qui faisait tout  avec la télé allumée et qui a été aplatie avec son fauteuil au plafond de  béton. Emma qui s’était enfuie de la maison bourgeoise où elle travaillait  comme bonne après avoir crevé l’œil du patron qui voulait à tout prix la  coucher sans son consentement et dont le corps n’a jamais été retrouvé. Geralda  Grand-Devant qui portait une amulette autour du cou et organisait des  cérémonies vaudou et qui est morte avec la tête d’un client coincée entre les  cuisses.
          
            Shakira est ainsi sauvée de l’oubli, elle qui se réfugiait dans les livres de  l’écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis, opposant à Duvalier et disparu sous sa  dictature. Les mots de l’écrivain ont permis de surpasser l’horreur du séisme,  la douleur de la vie de ces prostituées montrées comme des esclaves qui offrent  leur corps quand elles n’ont que ça à donner, la détresse de cette île martyre.  Des mots crus, incisifs et violents qui parlent de sexe sans retenue et sans  tabou, de mort, de misère, de deuil mais aussi d’amour et de liberté. 
            A Manosque (Les Correspondances de Manosque) où nous l'avons écouté, il a dit : J'aime caresser, violer, kidnapper la langue, trouver la justesse du verbe.
            
          
        Le roman est fait de  courts paragraphes, donnant la parole aux personnages en passant de l’un à  l’autre sans référence de temps et de lieu. Pour donner toute leur force à ces  courts paragraphes, il était essentiel que l’écriture soir dense, précise,  réaliste, brutale, que les images explosent pour faire de ce livre un  témoignage fulgurant pour que l’on n’oublie pas. 
        Je voulais écrire un coup d'éclair, le passage d'une comète... 
      Présentation : Anne-Marie Smith